Laetitia Masson : “Je ne peux filmer que des gens que j’aime et sur lesquels j’ai fantasmé”
Avec Petite Fille, Laetitia Masson signe sa première fiction télé. Une réussite. Beau casting (Hélène Fillières, Aurore Clément, Benjamin Biolay, André Wilms…) et réalisation soignée (diffusion demain soir, à 20h35, sur France 3). Comme à son habitude, elle nous raconte une histoire d’amour et, comme le chantent les Rita Mitsouko, on sait qu’elles « finissent mal en général. » Celle-ci n’échappe pas à la règle.
Sylvie Neige (Hélène Fillières) a 35 ans, un cœur et une virginité à prendre et pour seul compagnon, l’ennui d’une vie solitaire à la campagne auprès de ses parents agriculteurs. Elle est hantée par la recherche de l’amour, le grand, le seul qui vaille. Il prendra les traits de Gabriel (Benjamin Biolay), un séduisant citadin détruit par le monde virtuel dans lequel il évolue. De leur union éphémère naîtront la passion et la violence. Sur cette trame vieille comme l’humanité, Laetitia Masson tisse une fiction âpre et sensible. La réalisatrice d’En avoir (ou pas), A Vendre, ou Coupable revient avec un parler très cash sur la genèse et le tournage du film. Rencontre avec une cinéaste intègre et écorchée.
Comment est né le personnage de Petite Fille ? Il y a quelques années, Canal+ avait proposé à Hélène Fillières de tourner un court-métrage pour sa série X Femmes, où six auteurs filmaient leur vision de la pornographie. A l’époque, elle n’avait pas envie de passer à la réalisation et a soufflé mon nom à la chaîne pour la remplacer. Grâce à elle, j’ai réalisé ce film. Plus tard, quand France 3 m’a demandé de travailler sur un scénario retraçant le parcours d’une femme meurtrière, je l’ai écrit en pensant à elle dans le rôle du personnage principal. C’était ma façon de la remercier. Et puis, Hélène est une grande actrice avec qui j’avais déjà fait deux films, Nulle Part, mon premier moyen métrage, et Coupable.
Le sujet principal de vos films, c’est l’amour : l’amour tarifé, l’amour fantasmé, l’amour inaccessible. Qu’est-ce-qui vous a intéressé dans cette histoire d’amour là ?
Pour un certain nombre de gens de ma génération, l’amour n’est plus au centre de la vie. Il faut en priorité trouver un travail, se sauver soi-même… Pour moi, l’amour reste le noyau de l’humanité. Sans amour, il n’y a que la solitude et donc la mort. Dans chacun de mes films, j’étudie le sentiment amoureux sous un angle différent. J’étais mûre pour expliquer à quel point l’amour n’est pas seulement un sentiment bienveillant, mais quelque chose qui peut parfois se retourner violemment contre soi ou contre l’autre.
Quelle est la filiation de Sylvie Neige (Hélène Fillières) avec vos précédentes héroïnes ? Sylvie Neige a 35 ans et elle est vierge. Elle incarne à un point paroxystique la difficulté de mes héroïnes à trouver l’amour. C’est une fille au bord de la folie qui se sort de la réalité pour pouvoir l’accepter mais finit par ne plus vivre que dans le fantasme. A l’inverse des filles qui couchent avec tout le monde en espérant trouver l’amour, elle préfère ne coucher avec personne en attendant l’amour. Mais, rester vierge dans l’attente fantasmé du grand amour ou coucher avec tous les mecs qui passent sont en réalité les facettes opposées d’un même désespoir.
Pourquoi avoir placé l’intrigue à la campagne ? Ma première idée était d’écrire un polar urbain, mais j’y ai renoncé. On assimile trop souvent la violence à la ville alors que les livres de Faulkner montrent à quel point la campagne peut elle aussi être le théâtre de très grandes violences. De toute façon, comme nous le rappellent les grandes tragédies grecques, la violence est avant tout humaine. C’est cette violence là qui est la plus intéressante à étudier. Dans ce film, j’avais envie de réfléchir à ce qui peut justifier un meurtre, pas dans une approche psychologique mais en étudiant le contexte qui amène un individu à commettre cet acte ultime.
Qu’est-ce-qui vous a donné envie de retravailler avec Benjamin Biolay ? Quand j’ai tourné Pourquoi (pas) le Brésil en 2003, j’ai voulu utiliser quelques-unes de ses chansons. Je n’avais rien à lui offrir en échange tellement mon budget était serré. Il a lu le scénario, nous nous sommes longuement rencontrés et il a accepté de me les laisser pour presque rien. Je lui en étais très reconnaissante. Comme nous sommes deux solitaires, nous ne nous sommes pas revus. Quelques années plus tard, j’ai écrit le scénario de Petite Fille avec ce personnage masculin très romanesque qui ne fait qu’une courte apparition dans le film, mais doit marquer les esprits et être crédible dans le rôle de déclencheur du drame. Pour moi, Benjamin était fait pour ce rôle. Il a une grande puissance romanesque, une mélancolie, du charisme. A l’époque, il était en train d’enregistrer La Superbe en studio. Je l’ai appelé, convaincue qu’il n’accepterait jamais. Un petit rôle dans un film de France 3 tourné dans la région de Lille, difficile de faire moins glamour. Il m’a répondu : « Tu me demandes ce que tu veux, je te dis oui », sans même lire le scénario. Ce genre d’histoire arrive une fois tous les mille ans.
Dans le film, Benjamin Biolay campe un personnage détruit par le monde virtuel dans lequel il évolue. Est-ce le reflet de vos angoisses par rapport à Internet et aux technologies numériques ? Dans la vie, tout me pose question, les nouvelles technologies comme le reste. Je m’en sers avec beaucoup d’intérêt, mais je ne cesse de m’interroger sur leur utilisation. Quand vous m’avez appris que le film allait être diffusé sur telerama.fr, j’étais à la fois heureuse de pouvoir toucher le public de cette manière et, en même temps, je ne pouvais m’empêcher de m’interroger sur la qualité de l’image vue sur un ordinateur, sur le rapport à l’image d’un internaute devant son ordinateur… J’ai des enfants et, comme tous les autres, leur penchant naturel est d’être captifs des images. Ils vont beaucoup plus vite que moi à leur âge mais ils ont quand même besoin de leur bonne vieille maman pour les ramener sans cesse au réel et leur rappeler les fondamentaux : l’humain, le corps, le rapport à l’autre… Quand ils porteront ça en eux et auront acquis toutes les possibilités de survie, libre à eux de choisir de passer leur temps sur Internet ou les jeux vidéos. Après tout, chacun doit pouvoir décider de vivre comme il le veut, mais il faut d’abord se sauver et sauver le rapport à l’autre.
Enfin, je n’oublie pas que ce sont des gens malins qui, les premiers, ont perçu l’utilisation commerciale qu’on pouvait faire de ces technologies, pas les artistes ou les intellos. Or, il est important de ne pas laisser les marchands s’approprier tous les réseaux numériques.
Vous travailler souvent avec les mêmes comédiens, c’est quelque chose qui vous rassure ? Non, j’entretiens des rapports très forts avec mes acteurs, j’ai pour eux une forme de fidélité. Le couple comédien/réalisateur fonctionne un peu comme un couple normal. Soit toute sa vie, on passe de conquête en conquête, soit on reste avec quelqu’un, on passe avec lui le stade de la séduction et on peut aller plus loin dans un travail commun. Comme dans un vrai couple, ce rapport tient jusqu’au moment où l’un déçoit l’autre. Quand je ne peux plus travailler avec quelqu’un, c’est fini. C’est vraiment comme une rupture amoureuse.
Vous avez déclaré : « J’éprouve une forme d’amour pour tous ceux que je filme et je regarde mes acteurs comme des objets de désir » (1). Comment se traduit ce sentiment dans votre manière de filmer ? Je ne peux filmer que des gens que j’aime et sur lesquels j’ai fantasmé. Je suis incapable de filmer un acteur génial, mais con, ou quelqu’un avec qui l’alchimie ne se fait pas. Mes acteurs sont comme des muses, je les filme de manière contemplative en espérant les sublimer. Sur un tournage, je ne fais aucune répétition, aucune lecture à la table, ce que font la plupart des réalisateurs. J’essaye en revanche de capter toutes les facettes de leur personnalité pour mieux être à leur service.
Est-ce facile pour un réalisateur de choisir les acteurs avec qui il veut tourner ? Non, au cinéma comme à la télévision, il faut lutter pour imposer son casting. Nos choix sont sans cesse remis en question. Au cinéma pour des raisons de financement, à la télévision, parce qu’on anticipe les goûts supposés des téléspectateurs. Mais qui sont ces gens pour prétendre être dans la tête du public ? Sur Petite Fille, j’ai imposé mon casting et pourtant tout le monde m’avait averti qu’il fallait proposer deux comédiens par personnage car la chaîne pouvait refuser certains noms. Mais les acteurs que je voulais ne sortaient pas de mon chapeau ! Ils étaient juste les meilleurs pour le rôle auquel je les destinais et, en plus, m’avaient donné leur accord. Certains d’entre eux n’auraient même jamais accepté de venir à la télévision pour un autre projet. De toute façon, si on avait refusé mon casting, je n’aurais tout simplement pas fait le film.
Le seul nom sur lequel la chaîne a tiqué au départ était celui de Benjamin Biolay. A l’époque, il n’avait pas encore rencontré le succès, aujourd’hui, ils trouvent ça trop chic de l’avoir au casting.
Benjamin était pourtant quelqu’un d’artistiquement intéressant avant d’avoir du succès.
Que trouvez-vous à la musique de Jean-Louis Murat pour qu’elle vous donne toujours envie d’en faire la bande-son de vos films ? Elle me transporte depuis longtemps. J’ai une grande admiration pour son travail alors pourquoi irais-je chercher ailleurs ? Je me sens en confiance avec lui, il existe entre nous un lien artistique extrêmement fort, vital même. Et puis l’art, c’est concret aussi, surtout dans des périodes difficiles comme aujourd’hui, alors quand l’un d’entre nous à la possibilité de faire travailler l’autre, il n’hésite pas. Récemment, j’ai filmé tout l’enregistrement en studio de son prochain album qui sortira le 26 septembre. Pour 20 000 euros, je pourrais en faire un très beau film. Impossible de trouver quelqu’un pour le financer, ça n’intéresse personne.
Dans une interview, vous aviez déclaré : « J’aimerais bien faire un téléfilm. Je n’ai pas envie de prendre les téléspectateurs pour des cons. J’ai envie de dire : “Je suis en connexion, essayons de nous parler” ». Est-ce si différent d’écrire pour le cinéma ou pour la télévision ? Si je fais des films, c’est pour communiquer. On ne communique pas de la même manière à des gens qui font la démarche de venir s’enfermer dans une salle de cinéma et à ceux qui s’installent devant leur téléviseur. Le public de la télévision n’est pas captif, vous rentrez dans la vie des gens malgré eux. Il fallait en tirer les conséquences. Il me semblait important de raconter une histoire de manière linéaire qui permette aux téléspectateurs de ne pas perdre le fil du film s’ils s’absentaient quelques minutes de l’écran. Je me suis également imposé de réaliser des plans visuellement forts et de créer une intensité du récit qui retienne les téléspectateurs.
Dans Petite Fille, certaines scènes évoquent des peintures… Dans mon travail, je me nourris en permanence de toutes les productions artistiques, elles m’aident à mieux appréhender le monde. Quand je vois une peinture de Van Gogh, je vois mieux un champ ou des paysans. Quand dans le film, j’expose des lapins morts accrochés à une grille, je pense à Damien Hirst, un artiste contemporain anglais qui a coupé des vaches en deux et les a mises dans du formol et je réfléchis à la meilleure façon de montrer cette nudité sanguinolente à la fois esthétique et qui fend le cœur. Je suis sensible au réel, mais j’essaye d’agrandir la perspective. Et l’agrandir, c’est justement mettre une perspective. Faire par exemple qu’un plan puisse suggérer un tableau. Le cinéma, c’est la forme.
Certaines scènes ont-elles posé problème ? Celle de l’abattoir, oui. J’ai négocié pied à pied pour la conserver. La chaîne n’en voyait pas la nécessité. Pour moi, elle avait au contraire toute sa place. Avec l’avènement du bio, on a une vision un peu idyllique de la campagne alors qu’elle est un lieu de grande violence puisque c’est là que se prépare la nourriture de la ville. Dans les abattoirs de province, on tue des animaux pour donner à manger aux citadins qui préfèrent ne pas y penser et garder les mains propres. Pour moi, cette scène avait deux niveaux de lecture : elle renvoyait à la ville sa propre violence et elle faisait monter le sentiment de violence dans le film.
Je tenais aussi absolument à filmer la mort des animaux à la ferme. Là aussi, la chaîne bloquait mais je n’ai pas voulu céder. On ne peut pas vouloir montrer le parcours d’une meurtrière et ne pas accepter de voir un lapin se faire tuer. Au cinéma ou à la télévision, on peut tuer à tout va mais filmer une poule en train de se faire égorger et qu’on va finir par manger serait insupportable. Mais dans quel monde vit-on ? Il faut arrêter de prendre les gens pour des imbéciles. La mort d’un être humain, c’est le néant absolu. Sylvie Neige ne peut commettre cet acte ultime que parce qu’elle a l’habitude d’être confrontée à la mort. Nous devons accepter d’être des animaux régnants d’une grande violence.
Vous tournez la plupart du temps en lumière naturelle, quelle en est la raison ? L’observation de la nature est le préalable à toute forme d’intervention donc oui, je m’arrange pour travailler le plus possible en lumière naturelle et oui, je cherche des luminosités extrêmes. En télévision, ce parti pris a posé problème car les techniciens ont des horaires. Par exemple, on ne peut pas décaler un tournage d’un quart d’heure ou d’une demi-heure pour filmer un coucher de soleil. C’est impossible.
Justement, quelles sont les autres contraintes de la télévision par rapport à celles du cinéma ? Les deux mondes sont très contraints mais d’une façon différente et sans qu’il n’y en ait un qui soit mieux que l’autre. Le cinéma est une industrie et, comme on considère que mes films ne sont pas commerciaux, ils n’intéressent pas les producteurs. Pour des gens comme moi, il est de plus en plus difficile de travailler. Je tourne pourtant des films peu chers qui trouvent leur équilibre sur le plan financier – je ne fais pas perdre d’argent à mes producteurs – ce qui me donne le droit d’imposer artistiquement mes choix. Après, on me dit que je fais un cinéma de niche. OK, j’assume. Si je fais un cinéma de niche, je veux bien faire le chien, mais je revendique le droit d’avoir des os.
Est-ce aussi difficile de travailler en télévision ? Pas de ce point de vue. Contrairement à ce que disent beaucoup de metteurs en scène, il est possible de faire en télévision des films avec des budgets qui sont loin d’être honteux. En revanche, ce qui est fatigant, ce sont toutes les préventions, les peurs préalables à tous les niveaux de la hiérarchie. On dirait que les chaînes, y compris Arte, pensent que les téléspectateurs sont des nains sans éducation, incapables d’être abordés par la complexité. La télévision finit par ne plus parler que dans un seul sens. Moi, je défends une autre vision, un rapport au monde fait de questionnement et de mise en lumière d’une complexité. Je n’accepterai jamais de montrer une vision simpliste des choses.
Sur Petite Fille, j’ai eu beaucoup de chance. J’ai travaillé de manière idyllique avec une chargée de production, Viviane Zingg, cultivée, ouverte et bienveillante à mon égard, qui a protégé mon travail d’auteur. C’est loin d’être toujours le cas.
Et comment s’est déroulé le tournage ? France 3 étant coproducteur du film, elle impose une région de tournage et fournit une équipe et des moyens techniques. Elle a mis en place ce qu’on appelle les unités de production, une boîte à outil géniale mais tellement rigide qu’elle est incapable d’adaptation. On avait par exemple mis à ma disposition un groupe électrogène avec le technicien chargé de s’en occuper. Or, comme je tourne en lumière naturelle, je n’utilise pas de groupe électrogène dans mes films. J’aurais pu l’enlever du budget. Mais, là aussi, c’était impossible. Alors, j‘ai fait un peu plus de lumière que d’habitude sur mes autres films et j’ai fini par utiliser presque tous les outils qu’on m’offrait (des rails de travelling, par exemple). Du coup, si vous regardez bien, vous verrez que Petite Fille est un film beaucoup plus sophistiqué que mes précédents.
Dans l’équipe de France 3, il y avait de supers techniciens et des gens qui n’étaient là que pour pointer et utilisaient toutes les failles du système pour le pervertir. Résultat, si je n’insistais pas, si je ne menaçais pas de tout arrêter, je n’y arrivais pas. J’ai d’ailleurs souvent été au bord de la rupture dans la fabrication du film. Par exigence artistique, pas pour faire chier le monde. J’ai lutté comme une brute, j’en ai pleuré. Au final, l’expérience a été rude mais enrichissante et je serais prête à recommencer demain. J’ai beaucoup appris, le système aurait pu aussi apprendre un petit peu de moi… Il est trop figé, il ne peut y avoir d’échange. En disant cela, je sais que s’il restait une porte entrouverte pour moi, elle va se fermer. Tant pis, je ne peux pas me taire.
Justement avez-vous reçu d’autres propositions de collaboration de la chaîne après ce film ? France 3 m’a affirmé être très contente du film puis je n’ai plus eu aucune nouvelle. Ce travail n’a débouché sur rien. J’ai pourtant fait plusieurs propositions, mais la chaîne n’y a jamais donné suite. Je ne m’en plains pas, ça n’est pas grave, mais ça n’est pas très réfléchi.
Quels sont actuellement vos projets ? Je travaille sur deux longs métrages pour le cinéma sur le thème de l’amour toujours. Le premier, Etre ou ne pas être, est un peu le contrechamp d’En avoir (ou pas). Il évoque le côté existentiel de l’amour et s’interroge sur le lien amoureux. Le second, Chez les heureux du monde, raconte le parcours d’une fille qui part d’un milieu extrêmement modeste et finit par intégrer un milieu très aisé. A un moment de sa vie, elle doit faire un choix : se compromettre ou renoncer au luxe de sa nouvelle existence. C’est une réflexion sur la richesse, le bonheur. J’ai écris le rôle principal pour Benjamin Biolay. Je lui devais bien ça.
Olivier Milot
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très intéressant cet entretien !